Annie au milieu (Émilie Chazerand)

Annie au milieu (Émilie Chazerand)

Résumé de l’éditeur

Velma et Harold sont le frère et la sœur d’Annie. Annie est « différente ». C’est comme ça que les gens polis disent. Elle a un chromosome en plus. Et de la gentillesse, de la fantaisie, de l’amour en plus, aussi. Elle a un travail, des amis et une passion : les majorettes. Et Annie est très heureuse parce que, pour la première fois, sa troupe aura l’honneur de défiler lors de la fête du printemps de la ville. Mais voilà, l’entraîneuse ne veut pas d’elle pour cet événement : elle n’est pas au niveau, elle est dodue… Bref : elle est « différente ». C’est bête et méchant. Ça mord Annie et les siens, presque plus. Alors, qu’à cela ne tienne : Annie défilera, avec son équipe brinquebalante, un peu nulle mais flamboyante. Ses majorettes un peu barjo. Ses barjorettes, quoi.

Mon avis

Dans ce récit, nous suivons une famille composée d’une fratrie de trois enfants, un grand frère et deux plus jeunes sœurs (comme le titre l’indique, Annie est la sœur du milieu). Jeune adolescente trisomique, Annie est choyée dans sa famille et aimée d’un amour sincère, ce qui ne rend pas le quotidien moins difficile, rempli de contrariétés et de pression, surtout pour la mère et les deux autres enfants.

« Chaque journée commence avec les blagues d’Annie. Sa diction appliquée, sa voix gutturale, son sourire bulldozer. Sa bonne humeur tartine de miel nos nuits grillées. Sans elle, je me lèverais la tête lourde, le corps sec, l’esprit vide. Je penserais que personne ne m’aime pour le vrai, pour le pire. Mais Annie embrasse nos mauvaises haleines et nos joues livides. Tant d’amour gratuit, garanti, donne des complexes à mon cœur. J’en suis incapable. »

Malgré des moqueries récurrentes, Annie n’attend qu’une chose dans sa semaine : son cours de majorette. Cependant, quand le club de majorettes est sélectionné pour le concours départemental, l’entraineuse décide d’éjecter Annie parce qu’elle est différente et qu’elle ne danse pas très bien. Décidant de se battre pour elle et pour toutes les discriminations qu’elle peut subir, la famille va décider de monter son propre spectacle pour faire un pied de nez à l’entraîneuse.

L’histoire nous est présentée en alternance à travers trois voix : celle de Harold, 18 ans, le frère aîné d’Annie, en complet décrochage scolaire et honteux de la découverte de son homosexualité ; celle de Velma, 15 ans, une ado mal dans sa peau, effacée et trop discrète, passionnée par le dessin ; et Annie bien sûr, presque 17 ans et trisomique. La voix bien différente de chaque personnage fait qu’on ne peut que s’attacher à eux, mais j’avoue que j’ai été interpellée par le fait que les parents, tellement accaparés par Annie, ne voient pas leurs deux autres enfants.

« Mon tout premier souvenir, je crois, c’est celui du silence, immense, épais, qui a déboulé en même temps qu’Annie. Ce silence dérangé seulement par les pleurs rares d’un bébé qui ne recevait pas de visites. Les couleurs s’étaient estompées, l’air avait changé. Je crois que c’est à peu près dans ces eaux-là que mon enfance s’est noyée […]
 
Les gens m’aiment bien. Je ne me vante pas : je constate. Ils recherchent ma présence. Parce que j’ai l’air à l’aise partout où je vais. Je sais toujours quoi dire, comment me tenir, pour ne donner à personne l’impression qu’il est trop con ou trop moche à pleurer. Pas à sa place.
 
Et puis je suis solide. Pour me lever, je me déplie. Quand je marche, j’écrase le sol, j’avale les distances. Sans effort apparent. Et mon ombre fait de l’ombre.
 
Parfois je pose ma main sur la nuque de Maman. L’une est si grande, l’autre si fine. Ça fait comme un collier de phalanges et d’ongles. M’man frissonne à chaque fois. Elle se niche une seconde contre moi, sa tempe sur ma clavicule. Elle murmure que je ne suis plus sont tout petit garçon rien qu’à elle. Que j’ai grandi bien trop vite.
 
J’ai dû être son petit garçon rien qu’à elle deux minutes trente environ. Mais je lui dirai jamais. C’est trop tard pour une crise d’ado. Ce serait difficile : je suis quasi adulte.
 
D’ailleurs, je suis plus grand que Papa. Y a un truc qui coince, qui cogne et meurt, quand on peut voir le sommet du crâne de son père. Le mien est parfois tenté de me traiter comme un pote, du coup. Sauf qu’il n’a plus de pote depuis longtemps. Depuis Annie ? Je sais pas. En tout cas, il sait pas s’y prendre. Je joue le jeu, on se bagarre gentiment. Une prise de catch pour vieux, de-ci de-là. Il est content, il a l’impression qu’on est complices. Qu’il a fait son boulot. Qu’il m’a conduit du point A au point B comme il se devait. Et que l’alphabet s’arrêtait là. »
 

La mère est l’incarnation de la femme-sacrifice, qui a tout arrêté (en l’occurrence une brillante carrière d’architecte) pour se consacrer à temps plein à sa fille différente. Elle ne se plaint jamais, pète de temps en temps les plombs, adore ses enfants mais est tellement accaparée par Annie qu’elle semble ne même pas « voir » les deux autres. C’est sans doute réaliste, mais la réalité est un peu poussée à l’extrême et on bascule dans le stéréotype. Harold et Velma sont peut-être aussi volontairement discrets pour ne pas peser davantage sur leurs parents, mais j’ai été assez choquée qu’ils ne voient pas l’évidence et qu’ils n’accordent que de l’importance à leur fille trisomique.

Dans les voix que nous lisons, j’ai beaucoup aimé l’authenticité de celle d’Annie. L’autrice lui donne la parole un peu à la façon d’un flux de pensées, sans trop tenir compte des convenances de la syntaxe, cependant ça reste tout à fait lisible (l’exercice n’était pourtant pas évident). En outre, je pense que le personnage d’Annie est tout à fait plausible, avec un degré dans son handicap qui la rend juste assez acceptable pour sa famille, mais pas assez pour l’extérieur.

« Mais les câlins avec Harold sont les plus mieux des câlins, parce que je suis toute petite, toute fleur, toute oiseau avec lui. J’ai jamais peur et j’ai jamais froid. Harold, c’est mon nid et ma cabane dans l’arbre et mon parapluie. Le dimanche quand je regarde des dessins animés, Harold me tient contre lui et il joue avec mon oreille. Au début ça m’embête, et après ça me fait rigoler, et encore après ça m’endort.
 
Harold m’aime, c’est sûr et certain. Tout le monde m’aime ici, mais avec des amours pas réglé pareil. Comme sur le radiateur où Maman peut tourner le bidule pour c’est chaud, un peu chaud-tiède-bof, très chaud, ouille ouille ça brûle. Mamie Marie-Claire, je crois c’est un peu chaud-tiède-bof. »

La voix de Velma est assez convaincante aussi, surtout que le détail est poussé jusque dans la typographie : quand elle s’exprime, les caractères sont plus petits et dans une police toute serrée, qui accentue cet effet de discrétion chez elle.

« Annie peut faire des crises horribles.
Elle devient sauvage, terrifiée et terrifiante. Proie et chasseur.
Elle pleure comme une folle, comme une veuve, une accidentée.
Elle me fait boire des tasses pleines à ras bord de peine salée.
J’ai l’habitude. Je sais gérer. J’ai une technique bien rodée.
Je m’assois face à elle et colle mes genoux aux siens.
On se fait bois, barque et paquebot.
Je balance de gauche à droite, l’entraîne dans mes flots.
Et son visage de lune grave et triste s’apaise toujours, doucement.
On s’embulle, mains sur les oreilles.
Et les sons, les mots, le monde à grandes dents ne mordent plus.
 
Je voudrais lui dire qu’elle n’a pas besoin d’écouter tout ça.
Que ce credo grave et un peu poisseux ne nous concerne pas.
Que je peux lui en fabriquer un autre. Un magique. Rien qu’à nous.
Car je crois, moi aussi, en des tas de choses.
 
Je crois que la plume se souvient avoir été oiseau, nuage et ciel.
Et qu’elle ne s’en remet jamais.
 
Je crois que si mon pouce me démange, je vais avoir du courrier.
 
Je crois que chaque famille a quelqu’un qui fait office de soleil.
Et que les autres membres ne sont rien d’autres que ses satellites.
Ils tournent autour de lui, cœurs tambours et jambes cuites.
 
Je crois que les bonnes histoires commencent par un amour fou.
Même la mienne. Même si je suis accidentelle.
Même si j’ai été fabriquée pour la vitrine des Desrochelles :
 
« Tout va beau, nous allons tous très bien, nous vivons grand.
Nous n’avons pas peur. Nous n’avons jamais mal. Tout est normal.
D’ailleurs, on a fait Velma, après. On a fait Velma, exprès.
Une fille de rechange pratique, conforme, très adaptée.
Pas de chromosome surnuméraire, on vous rassure, on a compté. »
 
Oui, peut-être que ça s’est passé comme ça.
Que j’existe par et pour Annie. Que je suis l’enfant-béquille.
Celle qui prendra la relève lorsque les parents seront entamés.
Rabougris, oublieux ou décédés.
La voisine l’a dit à maman. « Une fille, c’est plus sûr.
Les garçons s’occupent moins de ces choses-là. Ils s’attachent pas.
Les filles ont le sens du sacrifice. Elles restent. C’est inné. »
 
Si c’est inné, à quoi bon lutter ? »

En ce qui concerne Harold, j’ai trouvé que l’autrice l’avait un peu trop chargé de problèmes : lui mettre sur le dos un décrochage scolaire et un coming out est un peu too much à mes yeux.

À côté de ces trois personnages principaux, on a une galerie de personnages secondaires forts, dont certains m’ont paru intéressants. Je pense en particulier à Mamie Marie-Claire, une soixante-huitarde qui est toujours restée à cette époque, qui se fout des conventions et des bien-pensants, l’exacte opposée de sa fille Solange (la mère du trio). Elle apporte un petit côté déjanté à l’histoire, même si ses conversations avec sa fille font parfois des étincelles.

« – Vous êtes une belle bande de faux-derches, dites donc ! « Pauvre Annie, tout ça va lui briser le cœur ! Oh, je donnerais tout pour lui éviter ce chagrin immense, insondable, cruel ! Cette Élodie, quelle sordide pouffiasse caca boudin : penser à son ego, son image, sa réputation, avant de songer au bien-être de notre cher ange ?! Vraiment, elle n’a pas d’âme ! Venez, on lui souhaite un herpès génital, abracadabra ! »
–        Mais… mais ça n’a rien à voir ! gémit Maman, sous le choc.
–        Bien sûr que si ! Ça a tout à voir ! Comment espérer de la société quelque chose que nous ne sommes pas prêts à faire nous-mêmes ? Le monde sera toujours violent envers Annie mais, si on se tient à ses côtés, on encaissera quelques coups à sa place. Et ce sera déjà ça. La famille, c’est le meilleur des gilets pare-balles. »

Annie au milieu est une belle histoire d’amour familiale racontée à trois voix avec énormément de tendresse et d’humour. J’ai beaucoup aimé lire cette histoire sérieuse et déjantée à la fois avec des personnages qui ne rentrent pas dans des cases. Ça crie parfois, ça pleure, ça ne se comprend pas, mais qu’est-ce que c’est vivant, qu’est-ce que ça fait du bien !

Les dialogues de l’autrice sont très bien travaillés, chaque mot tombe juste. Chaque personnage nous touche dans sa complexité et ses parts d’ombre grâce au style d’Émilie Chazerand et à son regard bienveillant sur chacun de ses héros que nous émeut, aussi bien pour ses petits actes héroïques comme pour ses faiblesses du quotidien. J’ai eu un beau coup de cœur pour ce roman !

Le +

  • Les personnages imparfaits, mais bienveillants et remplis d’amour m’ont beaucoup touchée.
  • L’histoire est comme les couleurs de la couverture : lumineuse !
  • J’adore les joyeux bordels, on en a pour notre compte ici !

Le –

J’ai le sentiment que l’autrice a poussé le cliché à l’extrême, comme si une famille dont un enfant est « différent » ne pouvait être que dysfonctionnelle derrière une façade qui montre le contraire, ça donne une image faussée des choses, c’est dommage.

Le coin des profs

Le roman est une belle porte d’entrée pour aborder le handicap et la différence, mais aussi un sujet trop peu abordé : la place difficile à prendre pour les frères et sœurs d’un enfant différent.

Niveau de lecture

Intermédiaire

Genre

Récit réaliste

Mots clés

Acceptation, amour, danse, défi, différence, effacement, famille, handicap, homosexualité, humour, sacrifice

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Infos pratiques

  • À partir de 15 ans
  • Sarbacane
  • 302p.
  • 17€
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